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~ A U R E L I E ~ P I C A R D ~
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chapitre un
Sur les bords de la Garonne

Aurélie Picard est née le 12 juin 1849 à Montigny-le-Roy, Haute-Marne, où son père Claude était gendarme. Il avait servi en Algérie et avait obtenu la légion d'honneur en Mai 1843.
Aînée d'une famille nombreuse et modeste, bercée par les récits de son père de la conquête de l'Algérie, après avoir fait divers petits boulots, elle fût remarquée et engagée comme dame de compagnie par l'épouse du député Steenakers, directeur des télégraphes qui fût finalement nommé, pendant la guerre de 1870, ministre des postes
En ces temps difficiles et troublés, après la débâcle de nos armées, Paris étant assiégé, le gouvernement français s'était replié sur Bordeaux.
Aurélie avait suivi et depuis cet emploi pourtant modeste, sa vie était changée du tout au tout. Grâce à la bonté de sa patronne qui lui apprenait les bonnes manières, la conseillait dans ses lectures, elle eu aussi la chance de pouvoir apprendre la musique, le chant,à jouer du piano, à monter à cheval, bref, la jeune roturière, grâce à sa volonté, son intelligence,devint rapidement une jeune fille cultivée, connaissant les règles de savoir vivre dans la haute société, et n'ayant plus rien à voir avec la campagnarde d'autrefois. De plus sa bienfaitrice lui avait offert toute une garde-robe qu'elle portait avec élégance et grâce.
Ambitieuse, elle l'était assurément, désormais elle évoluait dans le milieu où elle rêvait de vivre depuis toujours, et elle ne boudait pas son plaisir. Ambitieuse oui, mais pas arrogante,au contraire, elle demandait toujours conseil à sa patronne, j'ai tellement peur de commettre un impair disait elle. Et madame appréciait cette attitude, la rassurant et poursuivant son éducation. Son destin, son avenir étaient entre ses mains, elle séduira tout le monde grâce à sa beauté fatale, sa vivacité d'esprit, son énergie, sa grâce, sa prestance, à commencer par son prince charment, elle en était sure désormais. Sous l'aile protectrice du couple ministériel, faisant quasiment partie de la famille, elle savait se faire apprécier. N'était elle pas invitée ce soir, au grand bal donné à l'occasion des fiançailles du fils du général commandent la place.
-Oh ! Madame, c'est la première fois que je vais à un grand bal, et c'est avec vous et monsieur le ministre, je suis si heureuse.
-Allez vous préparer Aurélie, la calèche va bientôt arriver.
Tournant et retournant devant le miroir de sa coiffeuse, ayant revêtue sa robe préférée, ajustée une mèche rebelle de ses cheveux, elle s'avança dans le salon comme dans un rêve
-Vous êtes parfaite lui dit madame.
L'arrivée dans la salle de bal fût grandiose, le tout Bordeaux était la, ministres, directeurs de cabinet, officiers en grandes tenues. La jeune fille fût éblouie par le luxe des décors, les lumières faisant scintiller les uniformes, les décorations, les galons dorés des militaires, les robes des élégantes. Le ministre et sa suite prirent place, tandis que son coeur battait la chamade. Toute une palanqué de jeunes officiers, collège du fiancé, avait déjà remarqué Aurélie et les autres jeunes filles toutes de bonnes familles évidemment. Le buffet proposé était somptueux, du jamais vu pour Aurélie.
Puis sans attendre la fin des agapes, l'orchestre commença à faire danser les convives, jusque tard dans la nuit. J'ai la tête qui me tourne se dit Aurélie, est-ce les valses endiablées, ou le champagne offert par mon cavalier, ou bien mon coeur qui chavire ?
-Eh bien Aurélie, vous êtes vous bien amusée, êtes vous contente de votre soirée ?
-Oh oui madame, c'est comme dans un rêve, tout cela est trop beau.
-Et ce garçon qui vous a fait si souvent danser, n'est-ce pas le frère du fiancé ?
-Oui madame, et il veut me revoir.
- Il ne tient qu'à vous qu'il s'amourache ma p'tite !
Aurélie eut un sommeil agité cette nuit la, elle rêva d'un prince qui l'emmènerait dans un grand et fabuleux voyage loin de son pays et de sa famille.
Dès le lendemain matin, elle s'investit à fond dans son travail avec les pigeons, ce qui lui rendit son calme et sa sérénité, car il s'agit de vrais pigeons, des pigeons voyageurs.
Du fait de la débâcle de nos armées, le réseau des télégraphes avait été anéanti par les Prussiens, le ministre avait donc décidé d'utiliser des pigeons voyageurs et c'est Aurélie qui s'en occupe, signe d'une grande confiance, elle est chargée de l'envoi et de la réception des messages. Elle avait pris ce travail très à coeur.
Pour se détendre et occuper ses loisirs Aurélie dévorait les livres de la bibliothèque personnelle de ses patrons et surtout elle adorait jouer du piano. Lors de ses cours de musique et de chant elle s'était révélée très douée, elle était dorénavant capable de tenir en haleine tout un auditoire. Son destin était il dans la musique ?
C'est alors qu'elle était près de la volière et soignait les pigeons, que son prince la remarqua.
Le prince a dit que vous avez bien de la chance de connaître le langage des oiseaux, car selon le prophète, le chant des oiseaux est la parole des anges, lui dit l'interprète du prince.
Mais qui était ce prince et que faisait il la ?
En cet hiver 1870-1871, Si Ahmed Tidjani, vingt ans, car c'est de lui qu'il s'agit, est le grand maître de la confrérie Tidjania, détenteur de la divine baraka, car il est le fils aîné du grand maître, Mohammed es Seghir, et de sa favorite.
La confrérie Tidjania fût fondée par Abou Abbis Tidjani, au 18 ème siècle. Elle connut des années de gloire et s'étendit jusqu'en Afrique Noire.
Seul maître après Dieu dans son fief, mais extrêmement jeune pour assurer les responsabilités inhérentes à sa charge de Grand Maître de la confrérie, chérif de naissance, car descendant du prophète, il avait été élevée dans le culte des grands. Nommé Grand Maître à l'âge de quinze ans, chef absolue d'un véritable empire religieux dont l'influence s'étend à travers le Sahara, la confrérie des Tidjanis est un élément vital, indispensable pour la présence française, ce qui explique les égards que lui témoigne le gouvernement. Egards non dénués de méfiance, car de tempérament guerrier, inexpérimenté, ne manquant pas d'ennemis, la puissance colonisatrice redoute les erreurs et maladresses du prince, toujours possibles vu son jeune âge. De plus Si Ahmed est un arabe pur sucre, or le Sahara est peuplé de Touaregs, peuple nomade fier et jaloux de sa culture, de son histoire, de ses traditions, de son mode de vie et les hommes bleus n'obéissent qu'à d'autres hommes bleus, chef de villages nommés par eux suivant des règles ancestrales. Or les différents et différences sont nombreux entre Touaregs et Arabes, ainsi d'ailleurs par exemple qu'entre Kabyles et Arabes, et d'une façon générale entre Berbères et Arabes. Et les Européens font souvent la confusion, y compris les hommes politiques. Bref, dans tout le sud algérien, à peine conquis et pacifié à grand peine, la paix dépend de la bonne volonté, de la collaboration et du rayonnement spirituel de la confrérie dont il est le grand maître.
Le prince est en France l'hôte du gouvernement pour un voyage d'agrément et d'affaire, et aussi pour le tenir éloigné quelques temps des tensions actuelles du coté du Sahara. Il va rendre visite et féliciter les tirailleurs algériens qui se sont illustrés au sein de l'armée française en Alsace. Il doit aussi être sensibilisé et convaincu de l'intérêt de la communication par pigeons voyageurs, bien plus efficaces que le téléphone Arabe, surtout dans des espaces aussi étendus que le Sahara.
Sensibilisé et convaincu, il le sera au delà de toute espérance.
Dès qu'il vit Aurélie, dès qu'il croisa son regard énigmatique émanent de ses deux grands yeux de velours si doux, ce fût le coup de foudre. Il avait été subjugué par sa peau claire, ses yeux bleus, sa chevelure blonde, mais aussi par son élégance, sa classe. Pourtant il ignorait tout d'elle, la seule chose qu'il savait, c'est qu'elle était la protégée du ministre.
Cette jeune fille, il l'a voulait et il l'aurait.
Aussitôt le prince demanda audience à monsieur le ministre et lui fit part de son projet.
-Bien sur elle aura son poids en or, en diamants, mais aussi des centaines de chameaux, des milliers de chèvres, tous mes esclaves et domestiques seront à sa disposition, je suis prêt à mettre toute ma fortune à ses pieds.
Monsieur le ministre était médusé, il n'en croyait pas ses oreilles, heureusement que je suis assis pensa-t-il. Quand au prince, il était au bord de la panique, car il lisait la désapprobation sur le visage de son interlocuteur, et il n'était pas habitué à ça.
-Prince Si Ahmed, en France, on n'achète pas les jeunes filles, et des femmes, vous en avez déjà plusieurs. Croyez vous qu'Aurélie acceptera d'être votre énième concubine ?
- Elle sera la seule, je les répudierai toutes.
-Bien, je vais faire part de votre requête à Aurélie et à son père, mais je dois vous dire qu'Aurélie n'est pas à vendre.
C'est complètement déconfit que le prince prit congé.
Ainsi deux cultures venaient de se faire face.
Le prince était sincère dans sa démarche, mais il ignorait totalement qu'il venait de faire une bourde monumentale aux yeux d'un français. Quand au ministre, il était exactement dans la même situation vis à vis de son interlocuteur, évidemment il avait entendu parler des us et coutumes en vigueur de l'autre coté de la méditerranée, mais que connaissait il des Arabes, des Berbères, et des Africains ? Or ils font tous deux partie des dirigeants de leur peuple, ils veulent faire un seul pays puisque l'Algérie c'est la France ! Enfin bref.
Le couple ministériel s'étant concerté, ce fût madame qui parla à Aurélie et monsieur qui écrivit au gendarme de Montigny-le-Roy.
-Ce mufle désire vous acheter, dit madame à Aurélie, vous l'avez impressionné, vous lui rappelez les colombes de son pays, il est amoureux de vous, il ne dort plus, il ne peut plus se passer de vous. Profondément humiliée, Aurélie était devenue toute pâle, elle ne cachait pas sa déception, son désarroi. Ainsi, pour Si Ahmed, elle n'était qu'une marchandise que l'on achète, sa passion n'était qu'un désir charnel, cruellement blessée, elle retenait à grand peine ses larmes.
-Ne prenez pas cela au sérieux, nous ne vous vendrons jamais, il faut l'excuser car il est très jeune et chez lui c'est la coutume d'acheter des femmes, il n'y a la rien de péjoratif. Et puis franchement, n'agissons nous pas de même avec plus d'hypocrisie en exigeant une dot de la femme que nous épousons ?
Aurélie était complètement anéantie, cela pour plusieurs raisons.
D'abord, elle avait raison madame, pour se marier dans la haute société, il fallait une dot, pas un modeste trousseau, une vraie dot. Que feraient tous ces garçons qui lui avaient tournés autour lors du grand bal, lorsqu'ils apprendraient qu'elle est la fille d'un simple gendarme et d'une lavandière, qu'elle avait commencé à travailler à l'âge de douze ans comme arpète chez la couturière d'un village champenois, qu'elle avait rencontré madame par hasard alors qu'elle était chargé de coudre sa robe, qu'elle avait commencé à travailler chez elle comme boniche et dame de compagnie, n'avait elle pas couché pour arriver à être la protégée du ministre et s'occuper de ses messages ? Et même si l'un d'eux était assez amoureux pour passer outre, c'était sa famille qui allait faire valoir les exigences dues aux traditions.
Et ce prince dont madame avait parlé avec un certain mépris, il ne la laissait pas indifférente. D'abord elle se dit: qu'est ce qu'il me veut ce nègre engoncé dans son burnous ? Puis elle se ravisa, il connait les bonnes manières, il est prévenant, il a l'air plutôt mignon, et il n'est pas si noir que ça, disons qu'il est bien bronzé. Et puis avec lui pas besoin de dot, au contraire, c'est lui qui a promis de mettre sa fortune à mes pieds. Et ses autres femmes, l'idée l'a fit bondir...bon, il a promis de les répudier. La race, la religion, les coutumes, tous cela est secondaire et ne doit pas faire obstacle à l'amour et à mon ambition. Car il s'agit d'un prince, certes, un prince du désert, un prince des sables, mais un prince à qui le gouvernement français témoigne beaucoup d'égards. Amour et ambition, ses deux notions se télescopaient dans sa tête.
Ne soyez pas triste Aurélie, prenez votre temps pour réfléchir, l'amour est une affaire de coeur et........
Nous avons prévenu vos parents et votre père va venir parler au prince sans tarder.
Aurélie retourna dans sa chambre et s'allongea sur son lit. Elle était épuisée, s'interrogeant sur elle même, sur ses sentiments, sa tête était en ébullition.
Dès le lendemain matin, la nuit portant conseil, sa décision était prise. Ce prince, elle allait le conquérir, le dompter pour de bon, elle ne serait jamais sa maîtresse, même s'il déposait sa fortune à ses pieds, mais son épouse, sa seule et unique, oui pourquoi pas. Ses autres femmes, elles ne pèseront pas lourd face à moi. L'important était de ne plus revenir à Montigny-le-Roy, d'y retrouver cette vie laborieuse, médiocre, sans intérêts, proche de la misère.
Sans le savoir, c'est elle même qui envoya le message à son père lui demandant de venir à Bordeaux pour affaire le concernant, lui et sa fille.
Après bien des vicissitudes, Claude Picard arriva à Bordeaux. Il faut dire que le pays était en effervescence, surtout la capitale où allait être proclamé quelques mois plus tard la commune de Paris si sévèrement réprimée par Thiers et Mac-Mahon.
-J'ai été arrêté à je ne sais combien de barrages, et, si je n'avais été gendarme, titulaire de la légion d'honneur, je ne sais si j'aurais pu arriver jusqu'à vous dit il. Paris est au bord de la révolte et, s'il n'y avait messieurs Thiers et Mac-Mahon, cette chienlit déboucherait sur une révolution, ajouta-t-il, visiblement sur les nerfs.
-Tout cela va s'arranger dit le ministre, il y a des rumeurs d'armistice.
-Oh la la ! surtout pas dit le brigadier, ça serait interprété comme une trahison et mettrait le feu aux poudres, il faut se battre jusqu'à la victoire. Nous n'allons pas laisser filer l'Alsace et la Lorraine alors que la France rayonne en Afrique.
-Bon, ça n'est pas le sujet.
-Que se passe-t-il monsieur le ministre, je suis inquiet, Aurélie aurait elle fait une bêtise pour que vous me fassiez venir ?
-Pas du tout, au contraire, je vous explique: Nous avons dans notre hôtel, en pension complète tout frais payés, le sieur Si Ahmed Tidjani, nouveau grand maître de la confrérie Tidjania que vous connaissez de réputation et que nous tenons à éloigner quelques temps des sables chauds du Sahara, cela pour des raisons diplomatiques. Or figurez vous que cet honorable bipède, qui ne manque pourtant pas de femmes, s'est mis dans l'idée d'acheter mademoiselle votre fille, dont il est tombé éperdument amoureux.
-Voila qui me rassure dit le gendarme.
-Aurélie vous attend dans le petit salon où vous pouvez vous parler tout à votre aise.
Les retrouvailles furent émouvantes et chaleureuses, Aurélie étant la préférée de son père. Il faut dire que, lorsqu'elle était à la maison familiale, elle abattait un travail considérable, lavant le linge, couchant ses frères et soeurs, bref, une vraie seconde maman.
-Ma fille chérie, tu nous manques tant, es tu heureuse au moins ?
-Oh oui papa, très heureuse.
-Penses tu à nous de temps en temps ?
La jeune fille fût gênée, prise de court par la question.
-C'est que, ici, j'ai énormément de travail.
- Bon, tu sais pourquoi je suis la.
Son père connaissait bien les moeurs des musulmans vis à vis des femmes. Il mis sa fille en garde, lui décrivant le mode de vie des Arabes, les conditions qu'ils réservent à leurs nombreuses épouses.
-Mais ce problème vis à vis des femmes, trouve-t-il sa source dans la religion où dans les traditions ? demanda la jeune fille.
-Difficile à savoir dit le brigadier, moi ce que je vois c'est le résultat.
Puis il évoqua la situation d'Aïn Mahdi, la cité sainte, fief des Tidjanis, perdue dans le désert à, plus de quatre cents kilomètres au sud d'Alger, non loin de Ghardaïa, au coeur du Djebel Amour, lui même en plein milieu de l'Atlas Saharien.
Le Djebel Amour dit Aurélie wouaouh !!!
Puis ce fût l'entretien avec le prince. Vêtu de son burnous rouge de caïd sur lequel sont agrafées les plus hautes décorations que lui a conférées le gouvernement français, il avait fière allure. Claude Picard quant à lui, avait revêtu sa grande tenue de sortie et accroché sur sa vareuse la croix de légion d'honneur, il lui parla en Arabe, langue qu'il maîtrisait parfaitement.
-Ma fille et moi, notre famille, sommes très honorés que ton auguste seigneurie ait daigné choisir Aurélie comme possible épouse. Cependant il nous faut parler de certains détails avant de sceller une union entre nos deux familles et nos deux pays qui maintenant ne font plus qu'un.
-Tes voeux et ceux de ta fille sont déjà les miens, répondit le prince. Je suis prêts à offrir quatre cents chameaux et deux milles chèvres en plus de son poids en bracelets et colliers d'or, d'émeraude et de rubis de la plus belle taille, pour unir ma vie à celle de mademoiselle ta fille.
-Je vois l'intérêt que tu portes à Aurélie répondit sans étonnement Claude Picard, qui savait que ce genre de dot ne devait pas être repoussé sous peine de blesser celui qui la proposait.
-Elle sera, si elle le veut, la femme qui partagera ma vie et mon royaume et vivra dans la constante bénédiction de la baraka.
Le prince accepta qu'Aurélie continue à croire et invoquer Dieu à sa manière.
Claude Picard s'inquiéta aussi du nombre d'épouses et concubines, lot habituel des musulmans surtout ceux de la haute société. Le cheikh répondit qu'il répudierait toutes ses concubines dès son arrivée à Aïn Madhi.
Dans ses conditions Claude Picard donna son accord pour le mariage mais exigea qu'il soit célébré à Alger devant les autorités françaises.

chapitre deux
de l'autre coté de la Méditerranée

Quelques jours après Claude et Aurélie Picard embarquaient à Marseille avec le prince et sa suite et s'installèrent dans une villa cossue que possédait Si Ahmed, au coeur d'un parc en plein centre d'Alger. Lorsque la famille Picard arriva de Montigny, Si Ahmed leur donna l'hospitalité dans sa propriété.
Mais les obstacles à ce mariage furent très nombreux, venant pour l'essentiel des autorités française, mais pas seulement. Devait il être célébré suivant le rite catholique où musulman, et d'ailleurs, un musulman et une catholique, avaient ils le droit de convoler en juste noce ? D'après la loi française de l'époque, il semble que non. C'était devenu une affaire d'Etat traitée au plus haut niveau du gouvernement. Surtout que la présence française était toujours mal acceptée dans ces contrées désertiques et voila qu'un de leur chef religieux s'était entiché d'une blanche, une roumia qui allait devenir leur princesse. Il ne manquait plus que ça, comment la population locale allait prendre la chose ? Et puis, certains commençaient à dire que Si Ahmed n'était en fait qu'un nègre bénéficiant d'une renommée due à la naïveté de ses coreligionnaires. Finalement après avoir hésité, le gouvernement pensa que ce serait un atout que d'avoir sur place une femme de tête comme Aurélie.
Ces palabres ayant durés plusieurs mois, la jeune fille en avait profité pour se lancer avec frénésie dans l'étude de la langue arabe. Vivant désormais complètement coupée de toute fréquentation française, au milieu de serviteurs ne parlant que l'arabe, elle fit des progrès fulgurants, et dorénavant maîtrisait correctement cette langue.
Elle fût séduite par Alger, cette ville construite à flanc de coteau, face à la mer, qu'elle eu le temps de visiter tout à loisirs, les grands magasins, les bâtiments officiels se trouvent dans la partie basse, elle descendait s'y promener ainsi qu'en bord de mer à l'ombre des palmiers, mais surtout elle aimait monter à Notre Dame d'Afrique. La cathédrale, imposante construction néo-byzantine dominant les villas mauresques alentours, se trouve au sommet de la colline, de la on a une vue sublime sur la ville et la rade, elle s'y sentait au carrefour de deux civilisations, deux cultures, deux mondes qui avaient décidé d'unir leur destinée, elle y songeait à son avenir. Bien sur elle y priait Dieu, mon Dieu faite que les obstacles à mon mariage soient levés, elle rêvait du jour béni où, au bras de Si Ahmed, ils se diraient oui.
C'est donc après bien des vicissitudes que le grand jour arriva, en grande pompe le mariage fût d'abord célébré en la cathédrale d'Alger par Monseigneur Lavignerie, puis par le grand Mufti d'Alger Bou Kandoura.
Pour Si Ahmed, le rêve devenait réalité, cette jeune fille dont il avait tout de suite remarqué les yeux de braise et la peau laiteuse, elle était désormais sa femme, il allait enfin pouvoir découvrir et profiter de son corps habillé de lumières.
Pour Aurélie aussi le rêve devenait réalité, pour elle désormais, c'était amour, puissance et gloire.
La porte de la chambre se referma, la nuit allait être douce et torride.
Le lendemain matin, conformément à la tradition, le drap nuptial légèrement maculé de sang pendit à la fenêtre, tandis que le personnel attaché au service du jeune couple s'affairait à préparer la caravane qui allait prendre la direction du grand sud.
Après les adieux à la famille Picard, la caravane s'ébranla, avec à sa tête Aurélie et son homme. Cette place secrètement convoitée, la première, c'était désormais la sienne.
Aurélie arrêta son cheval.
Petit à petit, grâce à cette longue marche vers le sud, elle recevait la révélation des grands espaces, cette immensité inconnue et redoutable d'une douceur envoûtante, d'un calme édénique, elle en appréciait la tragique beauté, le silence extraordinaire et mystérieux. Le Sahara ne laisse personne indifférent, soit on n'aime pas, on trouve ça nul et ennuyeux, soit on en tombe amoureux. La lenteur de la progression suscite une douce émotion, une insolite rêverie sans fin, malgré la caravane, on se sent comme seul au monde, peut-être au centre de l'univers, qui sait, on prend la dimension de l'endroit où l'on se trouve, comme la lenteur d'un bateau sur la mer me parait indispensable pour sentir vraiment que l'on arrive sur une île lointaine. Mer d'infertilité, univers minéral infini, le Sahara offre l'émotion de la beauté, la sensation merveilleuse de la plénitude, la simplicité d'une osmose totale avec une nature vierge propice à la découverte de soi. Elle planait dans le firmament qui l'enveloppait et se confondait dans le lointain la où la terre et le ciel s'unissent dans la même immensité cosmique.
Et les bivouacs, on établissait le camp non loin d'un puits, dans un endroit apparemment désert, et on ne tardait pas à voir arriver des femmes chargées de gerbas vides qu'elles venaient remplir. Alertés par de mystérieux messages apportés sans doute par des pigeons voyageurs invisibles, les nomades arrivaient, alors recommençaient la cérémonie des offrandes et la fête. Aurélie prenait conscience de la puissance de la confrérie dont elle était la première dame, et de la très grande importance de la religion. Mais il y avait aussi une part de curiosité, tout le monde savait que le grand chef revenait avec une nouvelle femme, une blanche, une roumia.
-Mais d'où sortent ils demanda Aurélie, de toute la journée nous n'avons vu que quelques maigres troupeaux dans les pâturages ?
-La nudité du paysage lui confère une étrange grandeur, une envoûtante désolation, et pourtant le désert est peuplé ma chérie, partout où il y a un puits, il y a un campement généralement dissimulé au fond d'une petite vallée, les nomades se déplacent au gré des pâturages.
Les différends rouages de la caravane étaient parfaitement rodés, il s'agit d'une mystérieuse et magnifique organisation qui dans un apparent désordre est d'une efficacité surprenante, chacun sachant ce qu'il a à faire.
Chaque heure de la journée avait ses plaisirs, le soir c'était le feu de camp, le coucher de soleil, le ciel étoilé, des myriades de constellations, celle de la polaire étant le repère absolue, sans oublier le thé plusieurs fois par jours, trois petits verres à chaque fois, le premier le plus âpre, le dernier le plus doux, puis dans la tente nuptiale, je vous dit pas ! on parlerait aujourd'hui de lune de miel, et le matin, dès qu'elle sortait de son nid douillet pour mettre le nez dehors, le soleil lui faisait déjà de l'oeil, alors elle s'étirait doucement telle une jeune lionne se laissant caresser par les rayons de l'astre solaire si doux à cette heure de la journée.
Alors que le long voyage touchait à sa fin, l'émerveillement commençait à laisser la place à la fatigue.
La jeune princesse admirait son époux comme chef de caravane, mais c'était aperçu chaque jour davantage de sa nature indolente, il était faible, influençable,immature. La force de son homme était de détenir la baraka, et sa force à elle, c'était l'amour qu'il lui portait, tant qu'il serait amoureux, c'est elle qui règnerait.
Puis ce fût l'arrivée dans le fief de la confrérie, Aïn Madhi, ksar pittoresque au milieu de nulle part. De très nombreuses délégation, y compris des Touaregs avaient fait des centaines de kilomètres pour accueillir Si Ahmed, et toute la population de la cité sainte était sortie.
Shouf! shouf! la caravane était en vue, précédée par deux cavaliers, Si Ahmed et Aurélie.
Ils furent accueillis par des coups de feu tirés en l'air, des cris de joie, des hurlements frénétiques couverts parfois par les you-you aigus des femmes, puis ce fût la fantasia. C'est à cheval qu'Aurélie y assista aux cotés de son mari, tout le monde admira la maîtrise de la cavalière maintenant au piaffé El Ghazal, un des plus beaux étalons qu'ils aient eu l'occasion de voir.
Aurélie s'installa dans sa nouvelle demeure qu'elle trouva austère et inconfortable, mais qu'elle put aménager à sa façon. Elle prit rapidement conscience qu'elle venait de faire un grand saut en arrière quand à la vie que l'on menait ici, même si elle était une privilégiée.
Comme promis son mari répudia ses précédentes épouses, mais Zorah, la favorite déchue et mère du seul fils du grand maître n'accepta pas la décision et causa bien des ennuis à Aurélie, surtout qu'elle ne donna point d'héritier à la dynastie.
Aurélie sut rapidement conquérir la confiance et le respect de ceux qui l'avaient d'abord regardée avec défiance et méfiance, à commencer par sa belle mère qui avait une grande influence sur son fils et dont elle fit une alliée fidèle. Bientôt, un nom fût sur toutes les lèvres pour la surnommer: Lalla Yamina. Son mari lui dit que Lalla Yamina était la fille du roi byzantin de Tunis que le grand général du prophète Mahomet Sidna Abdellah avait épousé et ramené à la Mecque.
Depuis ce mariage qui, au début a suscité bien des polémiques, en raison des origines chrétiennes de l'heureuse élue, la confrérie a cessé de représenter une menace pour le colonialisme français.
Elle usa avec tant d'adresse de son ascendant sur son mari, qu'elle obtint la direction absolue pour tout ce qui concernait la maison. Elle s'est donc investie à fond dans la gestion de la confrérie, faisant nettoyer, ranger et mettre de l'ordre dans son fonctionnement de façon à réaliser des économies. Au bout de quelques temps elle obtint de son époux qu'ils résident à Laghouat où il possédait une maison plus confortable et où se trouvait une garnison française. C'est la qu'en 1880, elle rencontrât par hasard un certain Charles de Foucauld, jeune et fringant officier de l'armée française, connu pour ses frasques et qui allait devenir le légendaire Père de Foucauld, ermite du Hoggar, amoureux du Sahara. Ce lieutenant de onze ans son cadet connaissait le parcours d'Aurélie et s'était permis de la draguer, allant droit au but et Aurélie n'y avait pas été insensible, elle avait même été à deux doigts de dire oui. Etonnant non, pas tant que ça en réalité, je vous explique : Evidemment l'amour passion n'était plus ce qu'il était, normal me direz vous, Si Ahmed tenait et a tenu sa promesse, elle a toujours été sa seule et unique épouse, cependant l'homme était naturellement bien trop volage pour rester bien sage toute sa vie dans la cage dorée d'Aurélie et ses incartades avec des occasionnelles étaient connues d'elle, de même que ses beuveries d'où il sortait complètement saoul. Mais le chef religieux qu'il était disait qu'il avait le pouvoir, par sa seule parole de transformer le vin en eau. Aurélie lui avait bien plusieurs fois sévèrement remonter les bretelles, alors il se confondait en excuses, à genoux il lui demandait pardon, puis il redevenait le jeune homme doux et attentionné qu'elle avait rencontré à Bordeaux, lui faisait mille compliments, tu es toujours aussi belle ma chérie, tu pourrais mettre encore aujourd'hui les robes que tu portais lorsque nous nous sommes connus, et c'était tout à fait vrai, il l'enlaçait, la câlinait et après, je vous dit pas. Mais c'était plus fort que lui, après une période de calme, tout recommençait. Aurélie a même menacé de partir ce qui provoquait sa panique,
-Tu gères le domaine mieux qu'aucun de nous ne l'a jamais fait, qu'allons nous devenir sans toi ?
Et elle se remettait au travail. Elle fit creuser des puits dans cette nature hostile et aride et la surface cultivée augmenta dans des proportions considérables.
Aurélie s'occupa aussi des malheureux, pensa leurs plais, soigna les malades et, par l'hygiène et la propreté, fit des miracles. Bientôt elle put faire venir d'Alger des médicaments. Elle fit preuve d'une bonté sans failles.
Son action s'est toujours limitée à la gestion du domaine, bien que très impressionnée par la ferveur de la foi des musulmans, elle ne s'est pas convertie et n'est jamais intervenu dans l'aspect religieux des activités de la confrérie.
Aurélie agissait sous l'égide de la France. Cette pensée domina ses actes pendant toute sa vie. Elle conseilla habillement son mari dans ses relations avec le gouverneur général de l'Algérie, fit donner des lettres d'accréditation aux explorateurs, obtint de l'autorité française la création d'écoles, de dispensaires.
Elle fit construire près de la zaouia, le palais de Kourdane, construction somptueuse pour son époque, à l'image de sa locataire élevée au rang de reine. Palais entouré d'une magnifique roseraie, un vrai festival de parfums et de couleurs, des blanches d'une pureté virginale, des jaunes nuancées d'abricot pâle, des roses saumonées un brin laiteuses, des rouges violacées nervurées de bleu gris, des rouges écarlates et toute la gamme des pastels. Elle en appréciait la subtilité des parfums, suaves, enivrants, grisants, mais aussi l'élégance de la tige, le raffinement des boutons, la perfection des pétales soyeuses, il lui arrivait d'en joncher le sol du salon comme c'est la tradition dans les palais au Maghreb et en Orient.

		Le palais de Kourdane de nos jours. Ces photos offertes par Danièla figurent avec beaucoup d'autres sur son site de vidéos dont voici l'adresse : vidéo Aurélie PICARD